Supermarché

Supermarché

Elle s’est arrêtée dans une zone commerciale. Paysage d’automne sur sa route, couleurs flamboyantes. Paysage goudron et panneaux solaires sur le parking gris sombre.

Il fait doux, l’air est encore tendre. Un vent léger tire sa portière quand elle la pousse depuis l’habitacle. L’air est chargé d’iode, elle l’inspire à pleins poumons.

Il est près de 14 h, elle n’a rien prévu pour le déjeuner et la faim tiraille son estomac. Elle pense entrer brièvement dans le centre commercial pour trouver une salade en bol plastique dans les rayons de l’hypermarché. Puis elle ira à la plage. Un programme qui lui  semble sage pour cette demi-journée de vacances restante qui, déjà, la rappelle à sa vie d’ensuite, la reprise de la route vers son domicile, puis l’énergie pour le travail qu’il faudra relancer sous une avalanche de mails, de retard, d’urgences et autres légèretés qui font presque regretter de partir en congés.

Elle parcourt les rayons de cet endroit qu’elle ne connaît pas. Mais, puisque les hyper alignent leurs gondoles à peu près de la même manière, elle sait qu’elle trouvera les produits réfrigérés au milieu des travées de la grande surface. Elle tourne, vire et une salade de carottes avec jus de citron accompagnée de noix de cajou constitueront son repas. Elle se dirige vers les caisses, en trouve une libre où elle est refusée puisqu’elle n’est pas équipée d’une carte lui donnant un accès prioritaire. Tiens, se dit-elle, c’est devenu comme à la Poste où l’on peut distinguer son urgence de celle des autres avec une carte Pro — pour professionnel-le — qui donne accès plus vite à certains guichets. Au supermarché, on peut aussi se distinguer avec une carte qui donne un accès privilégié. Mais pas pour elle. Quelle absurdité, se dit-elle en regardant la caissière qui lui refuse le passage demeurer sans client : visiblement, à cette heure-ci, personne n’est doté de la carte sésame.

Elle prend sa place dans la file d’une caisse moins de 10 articles où 4 personnes la précèdent. Devant elle, une femme en talons hauts, top, pantalons et chaussures noirs, cheveux blonds décolorés, ses lunettes de soleil en accessoires de coiffure, rouge à lèvres rouge vif. Elle porte quelques provisions dans ses mains et les dépose à son tour sur le tapis roulant. Elle délimite son territoire avec la barre à disposition. La caissière la regarde, sourire de connivence entre les 2 femmes.

— Comment ça va ?

— Ça va… je fais aller, je dirais.

— C’est bien, tu es forte.

— J’allais quand même pas ramper à ses pieds hein ?

— Non. Tu as bien fait. Et surtout, ne le reprends pas.

— Jamais ! Un mec comme ça… autant être seule.

— Tu sais, ma cousine, elle vit en Espagne. Eh ben, une de ses copines, son mec il l’a tabassée. Il a joué le grand jeu ensuite pour se faire pardonner. Ils sont restés ensemble et il a fini par la tuer.

— Moi aussi, tu sais, il a essayé. Il a dit qu’il ne le ferait plus jamais, mais je ne l’ai pas cru, évidemment.

— Tu as raison, tu as bien raison.

Elle, elle est médusée par cette intimité qui se livre, qui s’étale publiquement, qu’elle reçoit malgré elle. Elle dépose la salade et les noix de cajou sur le tapis. Oublie la barre délimitant la surface de tapis qu’elle s’octroie si bien que la personne suivante tend le bras, s’excuse, attrape la barre et la pose après ses 2 produits que la caissière scannera pour qu’elle les paie.

La caissière affiche des traits tirés. Elle est pâle, joues creuses.

— Allez, à plus tard, tiens bon ! Bisous, lance la cliente précédente qui cède sa place et s’éloigne.

Elle, elle est gênée, ne sait quoi dire à cette femme au visage refermé qui se tient devant elle, de l’autre côté du passage en caisse. Elle vient d’apprendre sa condition de femme battue. Elle ne sait pas improviser alors elle dit bonjour, ne parle de rien d’autre, les mots l’ont fuie. Elle paie son déjeuner, salue et sourit. Elle ramasse les denrées qu’elle glisse dans son sac et se dirige vers la sortie.

Pendant qu’elle déambule, ses pensées s’agitent. Impudeur et nécessité de dire, entre ces 2 femmes. Complicité et soutien, des encouragements même. Alors qu’elle…Elle, elle se demande comment se seraient passées les 20 dernières années de sa vie, de sa vie cabossée, si elle avait reçu, comme cette jeune femme malmenée, des témoignages de solidarité, du soutien. Elle ne se figure pas comment cela aurait pu être, non. Trop compliqué, trop violent même d’inventer ça. Quand elle avait osé parler de son quotidien devenu insupportable, elle n’avait pas été entendue. Elle avait dit et pourtant répété mais son thérapeute avait été incapable de se figurer la réalité qui était la sienne. Ce qu’elle avait enduré, les menaces qui pesaient sur elle.

Elle n’avait pas été entendue, alors elle s’était tue. Elle avait arrêté de parler.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.