Dans la forêt

Dans la forêt

Dans la forêt est le premier roman de l’Américaine Jean Hegland. Le texte est publié aux États-Unis en 1996 et rencontre le succès, il est adapté au cinéma. Il faudra pourtant attendre 20 ans pour une publication française aux excellentes éditions Gallmeister, dans la traduction de Josette Chicheportiche.

Sans jamais la nommer, le roman évoque la fin d’un monde. Comment faire quand plus rien ne fonctionne comme avant ? Comment se nourrir, assurer son hygiène ? Comment passer l’hiver et préparer l’été ? Comment, surtout, se préserver et se protéger quand on est deux jeunes femmes confrontées à l’autonomie voire l’autarcie, sans adultes pour veiller à ce que tout se passe au mieux tandis que le danger n’est jamais loin.

Au commencement

Nell et Eva vivent dans une maison californienne installée en bordure d’une forêt. Elles sont sœurs, respectivement âgées de 17 et 18 ans. Leur père travaille dans une école de Redwood, la ville la plus proche située à une cinquantaine de kilomètres. Leur mère est une ancienne danseuse reconvertie dans le tissage. Paradoxalement, les deux jeunes sœurs ne vont pas en classe et reçoivent une éducation libre dans laquelle chacune doit prendre ses responsabilités. Elles vivent en lien avec leur nature et la nature.

Le roman débute par l’ouverture du journal de bord que Nell se décide à écrire, puisque plus rien n’est comme avant. Elle sent le besoin de tracer ce qui survient — ce qui est un très beau prétexte romanesque. Elle fait l’état des lieux de la situation pour tenter de voir clair au fil des événements qu’elle ne cessera de raconter, d’essayer de comprendre.

Le journal est le dépositaire de ses doutes. De ses hauts et bas comme des moments de tension insoutenable avec sa sœur. De ses questionnements existentiels.

« Le déficit du gouvernement avait fait boule de neige pendant plus d’un quart de siècle. Nous connaissions une crise du pétrole depuis au moins deux générations. Il y avait des trous dans la couche d’ozone, nos forêts disparaissaient, nos terres arables exigeaient de plus en plus d’engrais et de pesticides pour produire moins de nourriture — mais plus toxique. Il y avait un chômage effroyable, un système d’aide sociale surchargée et les gens dans les quartiers déshérités bouillaient de frustration, de rage, de désespoir. »

Nell est admissible à Harvard. Elle travaille avec acharnement pour intégrer ce dont elle pense manquer du fait de son éducation « naturaliste » et se nourrit d’une encyclopédie susceptible de lui apporter toutes les connaissances. Avec conviction, elle tourne les pages une à une et apprend par ordre alphabétique.

Pendant que Nell potasse, Eva s’entraîne sans relâche à danser pour pouvoir rejoindre un corps de ballet californien. Les deux sœurs sont cultivées, déterminées.

Le drame s’installe

Par touches successives d’allers et retours dans le temps, Nell donne à comprendre que sa mère est récemment morte d’un cancer dont elle n’a pu se défaire. Une mère fantasque que sa fille ne comprend pas toujours et qui laisse en héritage une plantation en forme de cœur de tulipes rouges.

Dans la maison en bordure de forêt, l’électricité manque de plus en plus souvent. On ne saura jamais ce qui est survenu. Les choses ne sont juste plus comme avant, quand la consommation en totale insouciance était encore possible, quand les deux jeunes femmes voyaient l’avenir s’ouvrir devant elles, n’ayant qu’à choisir vers quel destin avancer.

En ville, la rumeur va bon train au sujet des dysfonctionnements, du manque d’essence, de la raréfaction des denrées alimentaires. La pénurie est à l’œuvre. Mais la maison dispose d’un garde-manger riche de provisions et la famille pense avoir le temps de voir venir sans craindre la disette.

Les jours passent et chacun est à la tâche. Nell travaille, Eva danse, le père vaque entre jardin potager et conserves, taille du bois en prévision de l’hiver. Malgré les changements — le père ne va plus au travail — tout semble pouvoir continuer comme si de rien n’était. Ou presque.

Alors qu’il est dans la forêt à débiter du bois, le père tombe sur sa tronçonneuse en marche. L’accident lui sera fatal, ses deux filles demeurant dans l’incapacité de résorber l’hémorragie. Angoissées à l’idée que des bêtes sauvages dépouillent le cadavre de leur père, elles s’acharnent à l’enterrer sans tarder.

« De retour à la maison, nous avons descendu nos matelas dans le salon. Nous avons verrouillé les portes, fermé les fenêtres et sommes passées à tour de rôle dans l’eau froide de la baignoire. […] Il semble que nous sommes restées pendant des jours repliées en nous-mêmes tandis que les mauvaises herbes envahissaient ce qui restait du potager d’automne. »

Les cauchemars de Nell débutent.

Survivre, telle est la question

Dans la maison de la forêt, la vie des deux sœurs s’organise dans une sorte d’hébétude et d’angoisse dissipées par des moments de joie, de rires et de légèreté. Nell et Eva ne doivent plus compter que l’une sur l’autre et malgré tout l’amour qu’elles se portent, des tensions viennent les tirailler. L’une étudie l’autre danse, tandis que les provisions se raréfient et que l’électricité semble définitivement coupée.

Les deux jeunes femmes n’en reviennent pas lorsque Elie débarque chez elles. Il est venu à pied de la ville et veut partir à Boston car la vie va mieux là-bas, dit-il en répétant une rumeur dont il ne connaît pas le fondement. Il vient chercher Nell avec laquelle il aimerait émigrer, comme leurs ancêtres l’ont fait quelques siècles plus tôt à travers le pays. Ces deux-là s’aiment et la promesse d’un avenir meilleur ailleurs leur donne des ailes.

Alors qu’elle s’éloigne en compagnie d’Elie, prête à marcher pendant des jours pour rejoindre un hypothétique territoire où mieux-vivre, Nell renonce à laisser sa sœur seule. Elle abandonne Elie et le projet de Boston, rejoint Eva qu’elle ne veut plus jamais quitter.

Dans la forêt

Les deux jeunes femmes épuisent quasiment les réserves en nourriture avant de réaliser qu’il leur faut reprendre le potager, préparer le sol, planter les graines que leur père a stockées. Elles pourront alors se nourrir de légumes frais qui leur permettront de ne plus subir les carences d’une alimentation de mauvaise qualité en trop faibles quantités.

Elles cultivent et produisent, conservent et déshydratent en prévision de l’hiver. Nell cueille de multiples de plantes dans la forêt qu’elle a auparavant identifiées dans des ouvrages et reconnues pour leurs qualités curatives.

Les jours passant, de nouveaux drames survenant, Eva qui dansait tant ne danse plus. Nell porte la situation à bouts de bras et s’épuise. Tandis que la folie de la douleur et de l’isolement les gagne petit à petit, les deux sœurs comprendront qu’elles n’ont plus d’autre choix que de rejoindre la forêt pour y vivre — et sans doute y mourir.

Un roman d’anticipation

Dans la forêt anticipe la fin de l’opulence et rend caduc le modèle américain. Sans jamais dénoncer frontalement l’exagération consumériste d’un pays entier, l’auteure donne cependant à comprendre et à critiquer les usages irresponsables de consommateurs hors sol. Déconnectés des conséquences de leurs actes irréfléchis, coupés d’une nature et d’un état sauvage dont ils sont pourtant issus, les humains des villes sont bien vite malmenés par le moindre changement dans l’approvisionnement de matières fossiles, de nourriture, d’énergie. Ceux des champs vivront une autre fin des temps puisqu’ils connaissent la nature et ce qu’elle peut offrir en partage.

Alors, puisque « nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » [paroles de zad], sans doute est-il encore temps de rallier la forêt, la montagne et leurs infinies possibilités de vies à réinventer.

« Les livres dans une main, j’ai fermé la porte de l’atelier de Mère. Dans le salon, j’ai ramassé la carabine, pris la boite de balles dans l’armoire. Tout le reste, je l’ai laissé. Mon ordinateur et ma calculette et ma lettre de Harvard, les chaussons de danse d’Eva, le lecteur de CD et le carrousel de Noël, j’ai laissé une maison entière de choses dont nous pensions autrefois avoir besoin pour survivre, et je suis sortie. […] J’ai grimpé les marches, traversé la terrasse, hésité quelques secondes, puis j’ai lancé le tison à l’intérieur par la porte ouverte. »

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