Cargo de nuit

Cargo de nuit

Une semaine de confinement, ils n’en pouvaient déjà plus. Et les adultes parlaient de 45 jours…

45 jours sans voir la mer… c’est ça la chanson non ? avait demandé Kim. Sa mère s’était moquée. Mais non, c’est 35 jours. 35 jours sans voir la terre. Elle avait souri : t’en as marre de voir ta mère, c’est ça ? Je te comprends mais il va falloir persévérer parce qu’on n’est pas près de revoir la plage…

Elle s’était mise à chanter Cargo de nuit, jouant les starlettes dans le séjour de leur deux pièces de la cité périphérique. Elle se tortillait devant un invisible micro. Ils avaient ri, reprenant en cœur le refrain, avant que Kim ne trouve le clip sur Internet. Axel Bauer en gros plan sur l’écran de télé du séjour, sûr que ça déchirait. L’esthétique du noir et blanc, les beaux gosses barraqués… Il devait ses premières images de nus féminins à ce clip dont il connaissait les moindres enchaînements, lâchers de vapeur, noir, blanc, femme, lit…

Combien de fois il l’avait entendue cette chanson ? il ne savait plus. À se demander s’il n’était pas né bercé par les bons auspices d’Axel Bauer et son look à la Jean-Paul Gauthier, regard en coin, une moue de séducteur accrochée aux pommettes. Sa mère et la new wave, sa mère et la variété internationale des années 80, disco paillettes et tout le tremblement. Le pire, c’est qu’il y trouvait parfois son compte dans cette musique old school, tellement dépassée pour lui qui était rap, RnB et, en secret, fan de Céline Dion — on a les faiblesses qu’on peut mais cette voix, tellement…

À la limite, il pouvait plonger dans les premiers albums d’IAM, de MC Solar, d’Eminem. Il était né bien après mais c’était l’histoire du rap ça, il lui fallait travailler sa culture et citer, autant que faire se peu, les grands frères et les NTM, entre autres rageurs du scat.

Kim était de la génération au portable greffé dans la main. Celle des Poucettes, chères à Michel Serre, des adolescents mutants qu’avait théorisés Gaillard. Sans mobile ni youtube, sa vie s’arrêtait. Son doudou fauché il était scié, déjà à demi-mort, sans but ni capacité à passer ne serait ce qu’un quart d’heure en roues libres. Il fallait que son cerveau soit constamment occupé. Le vide, comme le silence lui mettait l’angoisse aux tripes.

Lisa, elle, vivait plus près de la ville. Le hasard d’une carte scolaire les avait rapprochés en classe de troisième. Leur situation familiale sans doute aussi. Tous les deux étaient des enfants seuls, élevés par leur mère avec un père aléatoire souvent trop occupé pour leur consacrer le weekend de garde, souvent trop insouciant pour penser à verser la pension qui apportait un peu d’air dans les comptes fragiles du foyer rétréci. Des pères absents, des mères omniprésentes qui en devenaient insupportables et ramassaient, malgré elles, toute la colère de l’adolescence en proie au déséquilibre, à l’injustice, au décalage de repères.

Petite, Lisa passait du temps à coiffer les cheveux de sa mère qu’elle appelait sa princesse. Après l’âge des comptines, elle avait fait ses découvertes musicales dans les bacs de la médiathèque. Sa mère l’avait laissée explorer, avait suivi le fil de colère qui montait dans ses choix musicaux en se demandant si c’était tout à fait adapté, une telle rage à cet âge-là. Elle avait accepté de se laisser pourrir les oreilles avec les hardeux que sa fille adulait, il fallait bien que jeunesse se passe.

Lisa écoutait du métal et s’entraînait à hurler comme le chanteur de Black Bomb A. La rage de cette musique, les guitares distorsionnées, la batterie féroce, la puissance de l’ensemble la dopait. Quand elle avait besoin de reposer ses oreilles, elle basculait vers Shaka Ponk qu’elle appelait les « petits joueurs ».

Musicalement, ces deux-là n’avaient aucun terrain commun. Et pourtant, à 14 ans chacun, voisins de table dans la plupart des cours, ils avaient conçu une envie furieuse de s’aimer, comme des grands, avec préservatifs et films pornos en référents. Mais là, retenus en cage depuis une semaine, ça n’était déjà plus possible. Il fallait qu’ils se voient autrement qu’en webcam, qu’ils se parlent en vrai et sans sms.

Chacun avait négocié la sortie prétexte pour les courses et les mères s’étaient pliées aux suppliques. Elles avaient écrit une attestation, rendant Lisa et Kim responsables des courses du foyer à cette date précise.

Ils s’étaient donné rendez-vous au supermarché. Pas celui qui se trouvait à la sortie de la ville où leurs mères faisaient habituellement le plein pour la semaine. Celui-là était blasé de gens à la queue leu leu, espacement réglementaire obligatoire et caddie anxiogène. Les gens qui se ruent sur les pâtes et stockent comme des fous, voire se battent pour un pot de pâte à tartiner comme cela était déjà arrivé en période de promotions sauvages bien avant la crise sanitaire, ils n’avaient pas envie de ce spectacle-là.

Le magasin bio qui s’était récemment installé à proximité du rond-point serait leur prétexte. Celui-là était encore peu fréquenté, aucune file d’attente ne s’étendait à l’extérieur. Il fallait de la tisane pour les soirées enfermées. Ils y seraient au calme pour un moment à partager.

Kim descendait les escaliers par volée de trois marches tandis que Lisa ajustait son béret noir sur ses cheveux qu’elle venait de tondre. Marre des mèches et autres démêlage, fourches aux pointes. Elle avait décidé de changer de tête avec radicalité. Kim serait surpris, c’est sûr, elle en souriait de plaisir.

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