En finir avec Eddy Bellegueule

En finir avec Eddy Bellegueule

En finir avec Eddy Bellegueule : le premier roman d’Édouard Louis est une claque magistrale.

Plongée dans le nord de la France, la Somme. Dans ce rude pays où l’alcool et l’incurie télévisuelle déforment le réel. Où les femmes vont chercher les hommes au bar de crainte qu’ils n’affament la famille à dépenser l’argent en pastis ou en bière. Les hommes se doivent d’être violents, des « durs ». Les femmes de se reproduire en nombre et de trouver ça normal — le contraire fort suspect.

« Dans le village, les comportements des hommes étaient souvent imputés aux femmes, dont le devoir était de les contrôler, comme lors des bagarres à la sortie du bal. »

Dans ces terres où le chômage durcit le paysage, l’argent manque. On ne mange pas on bouffe au cours de repas sinistres faits de produits discount de piètre qualité. On tient, tant bien que mal, avec les allocations familiales ce qui oblige les enfants à ne pas lâcher l’école parce que ça fait vivre la famille. Il fait froid dans des maisons pleines de courant d’air où les carreaux cassés sont remplacés par des bouts de carton. Les meubles cèdent sous le poids de vies moites et malsaines.

« [Ma mère] ne comprenait pas que sa trajectoire, ce qu’elle appelait ses erreurs, entrait au contraire dans un ensemble de mécanismes réglés d’avance, implacables. Elle ne se rendait pas compte que sa famille, ses parents, ses frères, sœurs, ses enfants même, et la quasi-totalité des habitants du village avaient connu les mêmes problèmes, que ce qu’elle appelait donc des erreurs n’étaient en réalité que la plus parfaite expression du déroulement normal des choses. »

Au pays d’Eddy Bellegueule, les garçons doivent imiter la dureté des pères et le moindre raffinement fait de vous un homosexuel : des mecs comme ça on n’en veut pas et c’est à grands renforts de violence qu’on va les redresser. Les insultes pleuvent, les coups bas aussi. Torture et humiliation deviennent acceptables, routinières. En famille comme à travers le village, personne pour comprendre, personne pour accepter, personne pour partager la douleur de la mise au ban. La violence du sentiment de se sentir différent du lot, de ceux qui se complaisent dans une veule médiocrité. Tout le travail consistant alors à se rendre « acceptable » aux yeux d’une communauté inepte.

« Les mots maniéré, efféminé résonnaient en permanence autour de moi dans la bouche des adultes : pas seulement au collège, pas uniquement de la part des deux garçons. Ils étaient comme des lames de rasoir, qui, lorsque je les entendais, me déchiraient pendant des heures, des jours, que je ressassais, me répétais à moi-même. Je me répétais qu’ils avaient raison. J’espérais changer. »

Dans ce Nord sordide, racisme et violence sont quotidiens. La pornographie s’étale comme la norme et la découverte de la sexualité se fait entre garçons qui se répètent jouer à l’homme et la femme, comme dans les pornos, tenant ainsi à distance l’homosexualité qui les attire cependant qu’elle est officiellement rejetée, abjecte, à bannir.

L’avenir, c’est un CAP et le travail à l’usine qui ruine les corps. Rend invalide, malade, handicapé, désespérément pauvre. Dans ce territoire, les enfants révisent systématiquement leurs ambitions à la baisse : pas d’argent pour payer les études, pas assez de prétention ou de part de rêve pour sortir du village qui enferme, enserre, étouffe. Vous maintient là, inerte et brutal à la fois.

Découpé en chapitres aux titres explicites — Le rôle d’homme, Portrait de ma mère à travers ses histoires, Première tentative de fuite — le livre parcourt la vie d’un narrateur qui, petit à petit, trouve la force de la survie et l’intelligence qui le porteront à quitter ce monde pour celui qui l’attire, ailleurs, avec la délicatesse qui fait tant défaut et le désir de se cultiver.

« Il m’a fallu des années pour comprendre que son discours n’était pas incohérent ou contradictoire mais que c’était moi, avec une sorte d’arrogance de transfuge, qui essayais de lui imposer une autre cohérence, plus compatible avec mes valeurs — celles que j’avais précisément acquises en me construisant contre mes parents, contre ma famille —, qu’il n’existe d’incohérences que pour celui qui est incapable de reconstruire les logiques qui produisent les discours et les pratiques. »

En finir avec Eddy Bellegueule est publié aux éditions du Seuil.

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